Lorsqu’on parle de rencontre, on pense souvent au face-à-face de l’homme et de son prochain. Mais chez le philosophe Franz Rosenzweig, il y a une rencontre qui précède tout autre, et qui rend toutes les autres possibles : la rencontre de Dieu et de l’Homme. Et c’est sur Shir haShirim, le Cantique des Cantiques, ce long poème d’amour de la Bible hébraïque, que Rosenzweig va s’appuyer, dans le cadre de sa philosophie de l’existence, pour décrire et comprendre cette rencontre qui change le destin de l’homme.
Franz Rosenzweig est né en 1886, en Allemagne, et fait partie avec Martin Buber, Gershom Scholem et Walter Benjamin, ses contemporains, de cette génération de Juifs allemands assimilés à la culture allemande, qui redécouvrent le judaïsme après avoir été si près de le perdre. Comme Maïmonide, qui voulut allier au judaïsme la philosophie rationnelle des Grecs, Rosenzweig et ses pairs contribueront à insuffler au judaïsme un souffle philosophique nouveau à une époque où beaucoup croyaient l’antique religion tout à fait morte. Mais leurs découvertes inspireront bien au-delà du cercle du judaïsme, transformant la philosophie dans son ensemble. Et pour Rosenzweig, qui s’inspire des sources juives, et en particulier du Cantique des Cantiques, sa révolution est d’avoir fait de la relation éthique le cœur de la philosophie.
Mais avant d’en venir à la relation éthique et au Cantique des Cantiques, il nous faut comprendre l’essence de la critique que Rosenzweig adresse aux philosophes qui l’ont précédé.
En 1914, après une thèse de philosophie sur Hegel, Rosenzweig est envoyé dans les tranchées. Revenu traumatisé de la guerre, il publie en 1922 son chef-d’œuvre, L’Étoile de la Rédemption. Cette œuvre inclassable, à la fois théologique, poétique, et philosophique décrit l’échec de la philosophie à apporter une réponse à la solitude radicale et à l’angoisse de chaque homme face à la mort. Cette découverte mène Rosenzweig à une autre, celle de la rencontre de l’homme et de Dieu, seule capable de briser cette solitude.
Comme les autres philosophes existentialistes, Rosenzweig vise à penser non pas l’Homme en général, sa nature, sa fin, etc., mais l’homme particulier qui, écrit Rosenzweig, possède un prénom et un nom, et qui vit de manière concrète les épreuves de la vie. Rosenzweig commence donc son parcours dans L’Étoile en dénonçant l’imposture des systèmes philosophiques précédents qui, pour sauver l’individu de l’angoisse de la mort, lui disent que la mort n’est rien. « La mort, la crainte de la mort, amorce toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie », ouvre Rosenzweig, dans les premières lignes de L’Étoile. « Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme mais l’âme libre prend son envol pour s’enfuir au loin. » L’âme est éternelle et immortelle, nous disent les philosophes, de Platon à Kant ; mais pour le soldat, le malade, l’amant, à qui la mort a montré sa face hideuse, aucune de ces consolations philosophiques ne peut atténuer l’expérience et la peur de la mort. Ignorant la misère de ces hommes, les philosophes croient pouvoir les consoler. Mais en ignorant la douleur et la peine, ils effacent la radicale singularité de l’existence individuelle, et le fait que la mort est, pour chacun, bien quelque chose. Vaine promesse de la philosophie, écrit Rosenzweig : « En effet, l’homme n’a aucune envie de s’évader de quelque lien que ce soit : il veut subsister, il veut… vivre ». À contre-courant de ces systèmes, la philosophie religieuse de Rosenzweig estime pouvoir sauver l’individu de cette angoisse, non en niant la mort, mais en montrant à l’homme qu’il n’est pas seul, affirmant le lien d’amour qui unit l’individu et Dieu.
C’est encore dans le Cantique des Cantiques de la Bible hébraïque, que Rosenzweig puise son inspiration pour décrire ce lien d’amour sauveur. Depuis longtemps déjà, le long chant d’amour de la Shoulamite à son bien-aimé perdu puis retrouvé, avait été interprété par les rabbins comme une métaphore de la relation d’amour qui unit le peuple d’Israël à son Dieu, et comme une métaphore de l’exil et de la rédemption future : le peuple d’Israël, représenté par la bien-aimée, attend désespérément le retour de son Dieu, le bien-aimé. Leurs retrouvailles annoncent la fin prochaine de l’exil.
Mais, à l’encontre des rabbins, l’idée d’une relation d’amour entre Dieu et l’homme est plus qu’une métaphore ou qu’une allégorie, et Rosenzweig veut restituer l’idée que le poème n’est pas une représentation de l’amour de Dieu à son peuple mais, au contraire, un témoignage réel d’un lien d’amour entre un individu et Dieu. Autrement dit, Rosenzweig veut prendre le témoignage du Cantique des Cantiques de manière littérale, renvoyant dos à dos à la fois la pudeur des rabbins et le rationalisme de Maïmonide, pour qui – on se souvient du Guide des Égarés – les métaphores et autres images trouvées dans la Bible n’étaient qu’un outil pour permettre à l’intelligence limitée de l’homme de se représenter des vérités qui étaient au-delà de sa capacité de compréhension.
Pour Maïmonide, toute métaphore est une représentation, et donc aussi une trahison de la vérité scientifique, qui est parfois au-delà du langage humain. Mais pour Rosenzweig, pour qui l’objet de la philosophie est la relation éthique et non l’être, la relation de l’homme à Dieu n’est pas comme la relation d’amour, elle est une relation d’amour, et le langage d’amour du Cantique des Cantiques est le témoignage fidèle de la réalité.
Ce faisant, Rosenzweig transforme aussi le sens de la Révélation, un autre concept central de L’Étoile. Ni événement historique comme la Révélation au Mont Sinaï comme pour les rabbins, ni ensemble de vérités révélées, comme chez Maïmonide, la Révélation décrit un moment, le moment de la rencontre entre l’individu et Dieu, au cœur de l’existence de chaque homme. La Révélation chez Rosenzweig ne s’oppose pas à la Science ou au savoir, comme pour les philosophes des Lumières, mais à la sortie de la solitude existentielle de l’homme, seule créature qui se sait mortelle. Dieu n’est pas objet de croyance ou de connaissance, comme pour les théologiens médiévaux, mais un être dont l’existence transforme notre existence, et dont l’existence ne se manifeste que dans la relation existentielle que nous avons à lui.
Au cœur de cette opposition entre les trois différentes interprétations du Cantiques des Cantiques – celle des rabbins, celle de Maïmonide, et celle de Rosenzweig – se niche, outre une compréhension différente de la Révélation divine, un rapport différent au langage.
Car Rosenzweig prête attention au fait que le langage dans l’amour est différent du langage de tous les jours. Tous les jours, nous utilisons le langage pour représenter les choses qui, cependant, existent naturellement, au-delà du langage. Si bien que le langage n’est qu’une image du monde que nous décrivons par lui. L’amour, lui, n’existe que dans le langage, et jamais hors de lui. N’avons-nous pas déjà eu l’expérience que les mots créent le sentiment, et non l’inverse ? Que c’est le témoignage, à soi-même, puis à l’aimé, par lequel l’amour naît réellement du sentiment confus et informe qui le précède ? Et si l’amour, non pas le nôtre, mais l’amour en général, n’était pas dans nos films et dans nos livres comme autant de témoignages de sa vérité, aurait-il encore la moindre existence ? Alors que le chien et la pierre existent matériellement, l’amour non. Les mots d’amour, les « Je l’aime » et les « Je t’aime », ne sont pas la représentation de l’amour, mais l’amour lui-même, qui n’existe que lorsqu’on en parle, à soi, aux autres, et au bien-aimé. Si les mots cessaient de résonner, alors l’amour s’évanouirait comme un mirage.
L’amour n’existe que dans le langage. Et le Cantique des Cantiques, poème d’amour flamboyant et impérissable, est le témoignage de l’amour le plus vrai et le plus pur jamais parvenu aux oreilles humaines ; non pas sa représentation, non pas sa métaphore, non pas, bien sûr, un pis-aller du langage, mais sa réalité même, le « Je t’aime » que Dieu nous adresse. Jusque-là enfermé dans sa solitude, désabusé par la philosophie qui refuse de voir ses maux, l’homme se languit d’une rencontre qui pourra l’arracher au désespoir de la mort : « Ah, que ces baisers ne viennent baiser ma bouche ! », s’exclame la Shoulamite.
À travers les mots du Cantique des Cantiques, Rosenzweig nous fait apercevoir une autre existence, où les mots d’amour de Dieu, sans nier la mort, anéantissent le désespoir de l’homme face à sa solitude, et lui promettent la rédemption finale : « L’Amour et plus fort que la Mort », chante la Shoulamite. Pur lyrisme ? Simple métaphore ? Non pas, nous dit Rosenzweig, qui nous apprend à ne pas reculer devant les mots, que la pudeur des théologiens et la raison des scientifiques voudraient recouvrir. Nous invitant à lire le poème d’amour de la Bible avec des yeux neufs, Rosenzweig nous propose de voir dans le Cantique des Cantiques le témoignage d’une rencontre qui transforme l’existence de l’homme, et nous confie, au seuil de L’Étoile, la clé d’une nouvelle pensée de l’existence, révolutionnaire et bouleversante.